Poissons-ballons, poisson-coffre, poisson-lune, poisson-clown, requins-marteau. Il n’y a pas de quoi s’étonner si le monde des poissons suscite depuis toujours la curiosité de l’homme et inspire une multitude de romans, dessins animés et jeux-vidéo. Mais comment un tel niveau de diversité à l’intérieur de ce groupe d’animaux hétérogène est-il possible ? Interview de Giorgio Carnevale, paléontologue des vertébrés renommé de l’Université de Turin et spécialiste de « poissons hors de l’eau. »

Les poissons qu’il fréquente sont principalement conservés dans le formol ou éthanol, conservés à sec, empaillés ou encore fossiles. Lors de cette interview, le professeur Carnevale nous aide à mieux connaître les animaux aquatiques qu’il étudie et classifie.

Les poissons font partie d’un vaste groupe qui a incontestablement eu du succès. Ils représentent presque la moitié des vertébrés vivants et sont les dominateurs des mers. Comment cette grande capacité à coloniser tous les habitats d’eaux douces et salées s’explique-t-elle ? 

La capacité adaptative et la variabilité morphologique de ces organismes sont surprenantes, uniques au sein des vertébrés. Ils vivent partout, des 6000 m des sommets de l’Himalaya jusqu’aux 8350 m de profondeur du Porto Rico Trench, la fosse océanique la plus profonde de l’océan Atlantique. Les dimensions sont très variables : entre 24 m pour le poisson jurassique Leedsichthys problematicus et 6 mm pour le poisson indonésien Paedocypris progenetica. De nombreuses hypothèses tentent d’expliquer comment il a été possible d’atteindre un tel niveau de diversification et complexité structurale. Quelques innovations anatomiques, dans les structures dédiées à l’alimentation et à la natation, ont sûrement contribué à leur succès écologique. Les poissons sont caractérisés, en outre, par une incroyable  plasticité génétique.

Quelques poissons, comme l’esturgeon commun Acipenser sturio et le poisson spatule du Mississippi Polyodon spathula, sont pratiquement restés inaltérés depuis, respectivement, le Paléozoïque et le Mésozoïque. Comment peut-on interpréter l’existence de ces cas ?

Il s’agit, d’une façon générale, de poissons d’eau douce. Les eaux douces ont joué le rôle de zones de refuge, où nombreux groupes d’organismes, dont différentes lignes évolutives de poissons, ont réussi à survivre aux crises écologiques et aux extinctions de masse au cours de l’histoire de la Terre.

À propos d’animaux qui n’ont pas changés pendant les derniers 380 millions d’années, nous pouvons citer le dipneuste Neoceratodus forsteri. Les dipneustes ont été, avec les crossoptérygiens, les premiers êtres vivants à posséder des poumons rudimentaires. Est-ce que vous pouvez mieux expliquer l’importance de ce fait, d’un point de vue évolutif ?

Il s’agit d’arrangements morphologiques qui permettent à ces poissons de respirer de l’oxygène en dehors de l’eau. Les dipneustes, et leur « cousins » crossoptérygiens, font partie du groupe des sarcoptérygiens. Ces derniers, appelés aussi poissons à nageoires charnues, commencèrent la colonisation progressive des terres émergées vers la fin du Dévonien.

Parlons de créatures des abîmes, ces habitats extrêmes en ce qui concerne température, pression et absence de lumière. Quelles sont les adaptations spécifiques développées par les poissons qui vivent dans les grandes profondeurs marines  ?

Les conditions particulières des milieux abyssaux ont fait surgir des adaptations communes dans des groupes de poissons pas proches phylogénétiquement. D’une façon générale, pour contrarier la pression, on observe une importante tendance à l’allègement des structures squelettiques. Le corps a une consistance gélatineuse et se retrouve ainsi complètement rempli de lipides. La température, en réalité, n’est pas un grand problème dans les profondeurs. Par contre la lumière en est un. Il s’agit d’un monde obscur, à basse densité de formes de vie, où il est vraiment difficile de trouver une proie ou un partenaire reproductif. Beaucoup de poissons ont développé un fin odorat, alors que d’autres sont devenus capables de produire de la lumière, notamment à travers la symbiose avec des bactéries bioluminescentes.

Certains  poissons sont tellement étranges qu’ils méritent la définition de « blagues de la nature ». Que dites-vous, par exemple, des poissons tétraodontiformes ?

Les noms communs suffisent pour se rendre compte de la bizarrerie de ces poissons : poisson-lune, poisson-ballon, poisson porc-épic. La structure morphologique, la caractérisation génétique et les adaptations de ces poissons sont uniques. Leurs particularités sont nombreuses. Un exemple peut être la capacité de produire la tétrodotoxine, une toxine mortelle présente dans les viscères des poissons-ballons, qui les rend pratiquement immangeables.

Comment l’hydrodynamique des poissons-coffres, comme Ostracion cubicus, fonctionne-t-elle ? En quelques mots, comment nagent-ils ?

Le poisson-coffre effectue une natation de type ostracioniforme. Le poisson étant bloqué par la cuirasse dermique, la seule poussée propulsive est donnée par de rapides mouvements latéraux de la queue et la trajectoire est constamment modulée par les nageoires pectorales.

À la mer, on peut rencontrer des poissons comme la rascasse Scorpaena scrofa  et la vive Trachinus vipera et faire la douloureuse expérience de venir en contact avec leur venin. Est-ce que, dans la Méditerranée, il y a des poissons dont le venin peut être mortel ?

Non, pas mortel, mais sûrement très douloureux ! Évidemment, dans des particulières conditions de santé ou en cas d’allergie au venin, c’est possible qu’un décès survienne suite à l’inoculation de la toxine.

En général, quelles sont les conditions écologiques dans lesquelles se développe la nécessité de produire un venin  ? Est-ce qu’elles sont les mêmes qu’en milieu terrestre ?

Presque toujours la nécessité de se défendre. En réalité le nombre d’espèces de poissons capables de produire un venin est élevé et, dans beaucoup de cas, les mécanismes de transfert sont peu connus.

L’anthropologue Marvin Harris, dans son essai « Bon à manger », enquête sur les habitudes alimentaires les plus étranges, les nourritures taboues et les prescriptions religieuses sur les aliments. Il y a ceux qui ne mangent pas le cochon parce qu’il est impur, ou la vache parce qu’elle est sacrée, certains mangent des insectes et d’autres non. Le poisson est, par contre, un aliment fondamental et transversal dans toutes les cuisines du monde. En outre le marché du poisson constitue un grand business. Comment ça s’explique selon vous ?

Jusqu’à il y a environ 100 ans les poissons étaient extrêmement abondants partout, mais la raison principale est qu’on ne devait pas les élever, il fallait seulement aller les chercher.  Malheureusement la pêche industrielle a irrémédiablement compromis la structure des populations des poissons et aujourd’hui on recourt très souvent à l’élevage.

Giorgio Carnevale  n’est pas, comme on pourrait le croire, passionné de poissons depuis l’enfance. Pendant sa thèse, cependant, la diversité extraordinaire du monde des poissons l’a ensorcelé.

D’ailleurs les résultats des recherches sur la faune ittique ne finissent jamais de nous étonner. En mai 2015 les biologistes du National Oceanic and Atmospheric Administration ont publié sur Science un article sur le premier poisson complètement endotherme jamais trouvé. On connaissait déjà  le cas de quelques poissons qui pouvaient élever la température de certaines parties de leur corps. Ce poisson, par contre, est entièrement endotherme. Il s’appelle Lampris royal (Lampris guttatus). On le trouve aussi, rarement, dans la Méditerranée et il semblerait que sa chair soit très bonne.

P.S. Si vous voulez savoir pourquoi les poissons (comme catégorie taxonomique) n’existent pas, lisez ce billet du blog justement appelé Fish don’t exist.

P.P.S. Quand on fait référence aux animaux, on parle de venin, le mot poison étant le terme réservé au monde minéral, végétal, voire bactériologique. Pour en savoir plus lire cet article.